Pour la première fois depuis son accession au pouvoir en Turquie en 2002, le Parti de la justice et du développement (AKP, islamiste) a perdu des voix dimanche, lors des élections municipales, par rapport aux scrutins précédents, la presse évoquant un "avertissement" au gouvernement. Il est en tête aux élections municipales avec 39,05 % des voix, chiffre toutefois en deçà des prévisions du Premier ministre qui dirige ce parti au pouvoir depuis 2002. Il a fait moins bien qu’aux élections municipales de 2004 (41,7%) et surtout qu’aux législatives de 2007 (46,6%), une première dans son histoire, jusque là en progression constante.
La raison principale du déclin de l’AKP est sans aucun doute la politique ultra-nationaliste que le premier ministre Erdogan a adoptée après les dernières élections et surtout sa complicité avec l’Armée turque dans les opérations répressives contre la population kurde.
L’AKP est suivi avec 23,30 % du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste), principale force d’opposition au parlement. Le parti de l’action nationaliste (MHP, ultra-nationaliste) se trouve en troisième position avec 16,16 % des suffrages.
Ce qui est le plus important est que le Parti pour une société démocratique (DTP, pro-kurde), malgré une campagne menée pour sa défaite par l’ensemble des partis politiques turcs ainsi que par leurs alliés américains et européens, conserve pour sa part la principale ville du sud-est à majorité kurde, Diyarbakir, ainsi que plusieurs autres villes du Kurdistan. En plus de sa victoire électorale dans les provinces kurdes, il est sorti des élections comme la quatrième force politique à travers le pays avec 5,35 % des suffrages.
Tout en confirmant son pouvoir communal dans les provinces kurdes Diyarbakir, Batman, Sirnak, Dersim (Tunceli) et Hakkari, le DTP a obtenu également les mairies de Van et Siirt au détriment de l’AKP et d’Igdir, anciennement dirigée par le MHP.
La capitale du Kurdistan turc, Diyarbakir, et la ville symbolisant la résistance kurde, Dersim (Tunceli), ont voté massivement pour le DTP malgré toutes les manœuvres et pressions du gouvernement de Tayyip Erdogan et de l’Armée turque.
Le DPT a augmenté ses votes également dans les provinces de Mardin, Kars, Adiyaman, Adana, Mus et Agri.
La province kurde Hakkari a battu un record électoral avec 79 % des voix pour le DTP.
Avec ce succès électoral, le DTP prouve qu’il est le seul interlocuteur valable du gouvernement turc, des autorités irakiennes ainsi que des puissances occidentales comme USA et UE dans la recherche d’une solution pacifique et durable à la question kurde.
Ils n’ont plus la chance de refuser cet interlocuteur incontournable sous prétexte qu’il ne s’oppose pas au PKK. Le vote écrasant pour le DTP dans le Kurdistan prouve que le peuple kurde a voté non seulement pour le DTP mais également contre l’exclusion de la vie politique du PKK et de son leader Abdullah Öcalan, condamné à la prison à vie.
A la cinquième position se trouve le parti du Bonheur (SP, islamiste), créé par les partisans de Necmettin Erbakan, avec 4,9 % des voix. La récupération des anciens électeurs d’Erbakan par ce parti est une des raisons de la perte de voix de l’AKP.
Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan s’est dit insatisfait du score obtenu par son parti lors d’une conférence de presse tenue tard dans la nuit. "Si vous me demandez si je suis satisfait, je ne le suis pas du tout. Cela aurait du être meilleur", a-t-il déclaré.
Lors de sa campagne, Erdogan avait parié sur un bien meilleur score. Dans une interview diffusée vendredi soir, l’ancien maire d’Istanbul avait jugé que son parti essuierait un échec s’il obtenait moins de 47% des voix, son score aux législatives de 2007.
Erdogan a toutefois affirmé que les résultats du scrutin devaient être perçus comme "un nouveau vote de confiance à l’AKP".
Il a laissé entendre par ailleurs qu’il pourrait procéder à un remaniement ministériel après "une évaluation" des résultats électoraux par les instances dirigeantes de son parti.
L’opposition, notamment le CHP, réalise une importante percée dans les deux grandes métropoles, Istanbul et Ankara, sans pour autant les remporter. Le secrétaire général du CHP, Önder Sav, a jugé que "l’AKP est en chute libre".
Wolfango Piccoli, du groupe Eurasia à Londres, spécialisé dans le risque politique, avait estimé dans une note adressée aux investisseurs que si l’AKP tombait en dessous des 40% des voix, "l’opposition pourrait demander la tenue d’élections anticipées".
"Un avertissement sorti des urnes", titraient lundi plusieurs quotidiens, dont le journal Cumhuriyet, qui estimait que "la crise et la corruption ont frappé" les ambitions de l’AKP.
"Avec la fin de l’été indien qui régnait sur l’économie mondiale, l’AKP a perdu les financements étrangers qui gonflaient ses voiles. Si on ajoute la pauvreté, la corruption, le chômage, voilà pourquoi l’électorat de l’AKP a commencé à fondre", a commenté l’éditorialiste Tufan Türenç dans le quotidien à grand tirage Hürriyet.
Pour le journal à grand tirage Sabah, le résultat des élections est un "effet de la crise" économique mondiale, qui s’est traduite en Turquie par une augmentation massive du chômage — 3,27 millions de chômeurs fin 2008 (13,6% de la population active), soit 838.000 de plus qu’un an plus tôt.
Dans le quotidien libéral Milliyet, l’éditorialiste Fikret Bila a attiré l’attention sur l’échec de l’AKP dans le sud-est anatolien, peuplé en majorité de Kurdes, où malgré tous ses efforts, le parti gouvernemental n’a pris aucune ville au parti pro-kurde DTP et lui en a même cédé deux (Van et Siirt). Selon Bila, l’"AKP doit prendre très au sérieux la mise garde" qui lui est adressée par les électeurs.
"Dans la région, le soutien aux politiques du DTP axées sur l’identité kurde s’est accru au lieu de se réduire" en dépit des avancées du gouvernement en matière de droits culturels accordés aux Kurdes, constate-t-il.
Au final, les élections de dimanche ont traduit "la fin d’une époque", estimait dans le journal populaire Vatan, l’analyste politique Rusen Cakir. "Il est clair désormais que la légende d’un AKP qui accroît ses voix à chaque scrutin a vécu. A partir du 30 mars, la principale tâche d’Erdogan sera d’arrêter la chute, et ce ne sera pas facile", a écrit Cakir.
En d’autres termes, "l’AKP n’est plus le seul choix possible comme parti de pouvoir en Turquie", a affirmé l’éditorialiste Murat Yetkin dans la quotidien libéral Radikal, dont le directeur de la rédaction Ismet Berkan évoque rien moins qu’un petit "Stalingrad" pour Erdogan.
"L’AKP a perdu de son charme (…) et un parti politique qui voit sa popularité s’effriter comme aujourd’hui risque de perdre les prochaines élections générales", a estimé l’analyste politique Taha Akyol sur la chaîne d’information CNN-Turk, parlant d’un avertissement des électeurs.http://www.info-turk.be
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