Publié par La Tribune,
Quand le Mouvement de l’Etat Islamique en Irak et au Levant s’est transformé le 29 Juin 2014 en État Islamique, instaurant un califat sur une partie de la Syrie et de l’Irak, qu’a fait la Turquie ? Rien.
Quand les Etats-Unis ont lancé quelques semaines après, le 8 Août, la coalition contre cet État Islamique, avec les premiers bombardements en Irak, qu’a fait la Turquie ? Rien.
Elle a même refusé de participer à cette coalition, prétextant ses difficultés avec son voisin syrien, et le flot de réfugiés… A l’appui de cette « non-ingérence » bien que membre important de l’OTAN, Ankara a même refusé à la coalition internationale la facilité de l’usage de la base aérienne d’Incirlik, située à seulement 200 kilomètres de la frontière syrienne, comme elle l’avait d’ailleurs fait en 2003, lors de la seconde guerre d’Irak.
Et puis,…. Soudain, presque un an plus tard, changement de cap…. M. Erdogan change de stratégie et rejoint la coalition… !
L’Etat Islamique a-t-il changé ? La coalition a-t-elle modifié ses actions ? Sa composition ? Non, rien de tout cela. Ce sont les intérêts de M. Erdogan qui ont changé… !
Parce que la situation extérieure et intérieure de la Turquie a changé, depuis…. les résultats des élections législatives du….7 juin 2015.
Une majorité perdue
M. Erdogan y a perdu la majorité au parlement, et la cause de cet échec est le parti pro-Kurde HDP. Un leader jeune avocat, charismatique, Selahattin Demirtas, qui a su attirer à lui le vote de minorités non kurdes, en opposition avec le conservatisme du Président Erdogan et de son parti, l’AKP.
La perte de la majorité au Parlement à cause d’un parti pro-kurde, Voilà le fait de base qui a fait basculer la position de la Turquie dans le camp de la coalition contre l’Etat Islamique.
Pourquoi ? Parce que l’entrée de 80 députés pro-kurdes au Parlement met en jeu la majorité gouvernementale et à terme la présidence de M. Erdogan. Son parti l’AKP a recueilli 41% des voix, avec 82% de participation…. Le parti du Président ne représente donc plus qu’un tiers de l’électorat…. !! Ces chiffres permettent de comprendre le haut niveau d’alerte des responsables au pouvoir… !
De fait, le premier ministre Davutoglu n’a pas réussi à former de gouvernement, et de nouvelles élections sont convoquées pour le 1er Novembre. En première phase de cette situation, avant la création de la coalition internationale, l’Etat Islamique se battait sur deux fronts, contre les chiites en Irak, et leurs alliés alaouites en Syrie, et contre les …. Kurdes… !
Vu d’Ankara, comment un mouvement se battant contre les Kurdes peut-il être considéré comme un ennemi ? Pas vraiment.
Celui qui s’attaque à mon ennemi, sans devenir mon ami, devient au moins mon « allié objectif » pour reprendre un vocable connu… Voilà donc pourquoi dans un premier temps, M. Erdogan ne s’est pas opposé à l’Etat Islamique, parce que celui-ci combattait les Kurdes, ennemis d’Ankara.
L’État Islamique n’est plus l’arme absolue et permanente contre les Kurdes
Dans la deuxième phase, démarrant avec la création de la coalition, l’Etat Islamique a continué à affronter les forces Kurdes en Irak et en Syrie. Qui ne se souvient de la longue bataille de Kobané ?
L’Etat Islamique avait réussi à prendre jusqu’à 80% de cette ville kurde, située près de la frontière turque (sous le regard impassible des forces armées turques) jusqu’au moment où l’intervention des frappes aériennes de la coalition et les renforts des kurdes d’Irak ont renversé le cours de la bataille, jusqu’au retrait des forces de l’État Islamique.
Première alerte extérieure pour Ankara. L’État Islamique n’est plus l’arme absolue et permanente contre les Kurdes.
Deuxième alerte, intérieure cette fois, comme on vient de l’expliquer, un parti pro-kurde fait perdre la majorité au parti du Président Erdogan.
Un troisième discours
Troisième phase, après la perte des élections, donc troisième discours, avec changement de stratégie, M. Erdogan décide de rallier la coalition. Sous prétexte de ce ralliement, il prend la décision de frapper EN IRAK, les kurdes du PKK… !
Comble de la duplicité, Ankara change d’avis et annonce qu’elle met à disposition des forces américaines sa base d’Incirlik pour faciliter les frappes des avions de l’US Air Force contre l’Etat Islamique, preuve de son complet engagement….
Or pour Ankara cet engagement revient à bombarder les positions kurdes, 3 à 4 fois plus que les positions de l’Etat Islamique, tant et si bien que le Secrétaire d’Etat américain à la défense s’est vu dans l’obligation de rappeler la Turquie à ses obligations militaires vis-à-vis de la coalition, et d’intégrer ses avions dans les « plans d’engagements » communs.
Mais ces nouvelles options extérieures et ces « offres de service » s’accompagnent en parallèle d’une nouvelle stratégie intérieure visant à repositionner les kurdes comme ennemis du pouvoir central, en vue bien sûr de faire perdre au parti HDP de M. Demirtas, les quelques pourcents de voix nécessaires à la reconquête de la majorité par l’AKP, parti du président !
Faire renaître en Turquie un climat de tension avec la communauté kurde
Dans la loi électorale turque, un parti qui n’atteint pas 10% des voix exprimées, n’est pas représenté au Parlement. Il faut donc impérativement que M. Erdogan fasse passer le parti de M. Demirtas en dessous de ce seuil, en lui faisant perdre 30% des voix qu’il a obtenu pour le ramener à moins de 10%… !
Il est donc maintenant facile de comprendre l’intérêt de M. Erdogan dans les quelques mois le séparant des élections du 1er Novembre : faire renaître en Turquie un climat de tension, voire plus, avec la communauté kurde. Il en va de sa survie politique.
Devant un tel enjeu, il a montré qu’il était prêt à pratiquer différents discours, s’opposer, rester neutre, s’allier, dans le seul but d’essayer de rester au pouvoir. Pas de langue de bois, mais 3 discours successifs et différents.
Ces revirements lui feront ils gagner les 3% nécessaires au retour d’une majorité AKP, au détriment du HDP pro-kurde ?
Réponse le 1er Novembre, mais, nous se serons pas dupes… !